Leçon d'ouverture faite au Doctorat en Philologie classique le 27 octobre 1925
Vous n'ignorez pas qu'il entre dans les intentions de la Faculté de créer un enseignement de la papyrologie grecque, dont la connaissance s'impose maintenant à tous ceux qui se consacrent à l'étude de l'Antiquité. Je voudrais que cette leçon d'ouverture servît à vous convaincre de l'utilité de la papyrologie et de l'intérêt qu'elle présente.
Le temps me manque pour vous en faire une histoire complète; j'attirerai seulement votre attention sur le fait que cette science date véritablement du commencement du XXe siècle, dans les premières années duquel elle a pris tout à coup un essor inattendu, et je tâcherai de vous montrer combien il est vrai de dire que notre siècle sera le siècle de la papyrologie comme le XIXe a été celui de l'épigraphie.
[La prédiction selon laquelle le XXe siècle devait être le siècle de la papyrologie a été prononcée par Ludwig Mitteis le 5 avril 1900 lors de la "6. Versammlung deutscher Historiker" réunie à Halle a.S.: cf. Alain Martin, Das Jahrhundert der Papyrologie?, ArchPF 46 (2000) pp. 1-2.]
Après avoir examiné ce que la papyrologie a été dans le passé et jeté un coup d'oeil sur ce qu'elle est aujourd'hui, nous tenterons d'en dégager ce qu'elle promet pour demain.
Les papyrus sont à présent appréciés et étudiés par les savants de tous les pays autant qu'ils ont été dédaignés, ou plutôt négligés, par ceux de la fin du XVIIIe siècle et de la grande partie du XIXe. Dédaignée, oui, la papyrologie l'a été pendant longtemps et, à ce propos, elle nous rappelle un peu les débuts d'une science qui en est la soeur et qui lui ressemble à plus d'un point de vue, l'épigraphie. Qu'on se souvienne des longues discussions, des disputes même, qui furent livrées autour de cette science naissante par les écoles de Berlin et de Leipzig, par les disciples de Boeckh et ceux de Hermann, jusqu'au moment où, en 1825, l'Académie de Berlin décida de réunir les inscriptions en un Corpus.
L'enfance de la papyrologie est semblable en ce qu'elle fut, elle aussi, longue et pénible; elle est différente en ce qu'elle fut moins mouvementée: tandis que l'épigraphie trouva d'ardents défenseurs et des ennemis acharnés, la papyrologie n'eut pendant longtemps ni défenseurs ni ennemis, mais elle resta durant un bon siècle l'objet d'une indifférence à peu près générale. Après cette période de léthargie, son éveil fut complet: la nouvelle science s'imposa à tous et il est permis de prévoir qu'elle ne tardera pas à occuper la place qui lui revient.
* * *
L'histoire du début de la papyrologie a été souvent rappelée. En 1778, un marchand européen inconnu, voyageant en Égypte, se voit offrir une cinquantaine de rouleaux de papyrus. Cette offre le laisse assez indifférent; il accepte cependant d'acheter un des rouleaux, mais refuse les autres. Ils servirent, paraît-il, à caresser de l'arôme de leur fumée les narines des indigènes qui, ne trouvant pas d'acquéreur, crurent que c'était le seul usage auquel les précieux rouleaux pussent servir. Le papyrus ainsi acquis fut envoyé au cardinal Stefano Borgia et publié sous ses auspices en 1787, neuf ans plus tard. Il est actuellement connu sous le nom de Charta Borgiana. En 1787, on vit dans ce texte de 191-192 de notre ère un document précieux pour l'histoire du développement de l'écriture. On ne songea pas que le contenu même du texte pouvait lui aussi présenter de l'intérêt, tant il est vrai de dire que ce sont les choses les plus simples qui mettent le plus de temps à être trouvées. À partir de cette époque, les papyrus ne cessèrent d'arriver en quantité de plus en plus considérable, mais il fallut longtemps avant qu'ils n'éveillent la curiosité et qu'ils ne provoquent l'intérêt dont ils jouissent actuellement.
De plus, pendant la plus grande partie du XIXe siècle, aucune fouille méthodique ne fut entreprise. Les papyrus trouvés alors le furent par des indigènes qui fouillèrent sans méthode et sans soin, et l'on ne peut douter malheureusement que beaucoup de papyrus mis au jour à cette époque furent détruits. En outre, il arriva très fréquemment que des marchands se partagèrent leurs trouvailles, qu'ils déchirèrent brutalement certains textes dans l'espoir d'en retirer un profit plus grand en vendant séparément les diverses parties. Faut-il s'étonner dans ces conditions de trouver à Munich un morceau d'un contrat de mariage conservé à Genève, ou de constater qu'un fragment de Heidelberg appartient à un traité philosophique conservé à Munich?
Les villes et les villages d'Égypte ont un aspect particulier à cause des grands monceaux - atteignant parfois une hauteur de plus de 20 mètres - qui s'élèvent dans les environs et qui proviennent des dépôts d'ordures. C'est surtout en fouillant ces koms pour y trouver du sebach, c'est-à-dire une terre riche en sels et en sodium, employée comme engrais en Égypte depuis des siècles, que les indigènes mettaient au jour des papyrus qui avaient été jetés là au milieu de détritus de toute sorte. À partir de 1860 environ, les besoins de la culture firent que les paysans égyptiens se mirent à rechercher le sebach sur une beaucoup plus grande échelle. Et ceci nous montre comment parfois la satisfaction de besoins purement matériels peut provoquer l'éveil de la vie intellectuelle. En dernière instance, c'est à l'introduction de la culture du coton et du sucre que nous devons l'éveil des études papyrologiques, car c'est cette nouvelle culture qui a rendu nécessaire un engraissement artificiel des terres.
En 1877 fut faite au nord de Medinet-el-Fayoum une découverte de plusieurs centaines de papyrus; elle était trop importante pour ne pas donner le branle d'une façon décisive. Des expéditions scientifiques, des fouilles méthodiques furent organisées: le zèle et l'activité des chercheurs furent récompensés par des résultats dépassant parfois les plus belles espérances. Ces découvertes nombreuses rendirent nécessaire la création de grands recueils de papyrus qu'on vit naître dans tous les pays d'Europe, surtout pendant les dix années qui précèdent 1900; beaucoup d'autres ne verront le jour que plus tard. Ce sont ces publications qui ont amoncelé avec ordre et méthode les matériaux nécessaires à la constitution de la papyrologie et qui n'ont pas tardé à l'élever au rang d'une science. Ce progrès, le plus important depuis 1778 et que sans doute l'avenir de la papyrologie montrera comme définitif, préparé surtout par les fouilles de 1880 à 1900, s'est accompli autour de 1900, au seuil du XXe siècle.
Voilà longtemps qu'on a abandonné la division de l'histoire en une série de périodes rigoureusement déterminées et comme séparées par d'étanches cloisons: on a constaté que ces divisions nettement établies, commodes sans doute et répondant à la tendance de notre esprit de classer nos connaissances en compartiments bien séparés, sont infiniment trop simples pour reproduire la complexité de la réalité. On s'est rendu compte de ce que toute histoire ressemble plutôt au cours d'un fleuve ou à la vie d'un homme; bref, qu'elle est une lente évolution et que son développement ininterrompu répond au lent processus par lequel le filet d'eau qui s'échappe de la source devient un fleuve large et profond, ou par lequel l'enfant se transforme en homme. Il peut donc paraître un peu simpliste de dire que c'est de 1900 que date en réalité l'existence de la science des papyrus.
Mais ne voyons-nous pas parfois des hommes, sous l'influence de causes multiples et souvent mystérieuses, se révéler tout à coup et passer d'une longue apathie à une activité féconde? Une modeste rivière ne peut-elle subitement et grâce à l'apport de puissants affluents, se transformer en un cours d'eau imposant? Dans ce sens et avec les réserves nécessaires, il est vrai de dire que le début du XXe siècle marque pour la papyrologie une période toute nouvelle.
Les preuves m'en seront faciles à donner, si vous voulez me permettre de faire de la bibliographie pendant quelques minutes: tant que la papyrologie n'était pas arrivée à occuper sa place au milieu des sciences de l'antiquité, le besoin ne s'était pas fait sentir de lui créer des instruments spéciaux et les études qui s'y rapportent furent longtemps disséminées dans les revues les plus diverses.
Bientôt l'on se rendit compte de la nécessité d'instruments qui lui seraient réservés: en 1897, M. Wilcken attire l'attention sur cette question dans Die griechischen Papyrusurkunden, et en 1900 exactement, paraît chez Teubner le premier fascicule de l'Archiv für Papyrusforschung und verwandte Gebiete, fondée par Wilcken, et devant, dans l'esprit de son fondateur, servir de point central pour toutes les recherches faites dans le domaine de l'hellénisme et basées sur des papyrus.
Dès l'année suivante paraît à Leipzig le premier volume des Studien zur Paläographie und Papyruskunde. Publiées annuellement sous la direction de C. Wessely, les Studien sont aussi destinées à centraliser les études papyrologiques et à mettre à la portée de tous les travailleurs les progrès qui s'accomplissent dans ce domaine. Le besoin se faisait sentir d'une introduction générale à la papyrologie: le premier essai est l'Einführung in die Papyruskunde de Gradenwitz qui paraît à Leipzig en 1900.
Un indice très clair de l'intérêt que les papyrus suscitèrent tout à coup au début du siècle se trouve dans le grand nombre des travaux de vulgarisation où des apôtres de la science nouvelle se donnent la mission de faire ressortir le profit qu'on peut retirer de l'étude des papyrus. On dirait qu'ils ont senti qu'une période nouvelle commençait et que le moment était venu de faire connaître au public éclairé une science trop longtemps restée dans l'obscurité.
Outre la brochure de Wilcken déjà citée: Die griechischen Papyrusurkunden (1897), signalons: J. Bidez, Les découvertes récentes de papyrus, 1899; L. Mitteis, Aus den griechischen Papyrusurkunden, 1900; U. Wilcken, Der heutige Stand der Papyrusforschung, 1901; O. Schulthess, Aus neueren Papyrusfunden, 1901; F. Stähelin, Neuere Papyrusfunde, 1901.
Nous ne citons ici que les travaux tout à fait généraux dont le but est d'intéresser à la science papyrologique en général.
Mentionnons encore les deux ouvrages suivants qui sont fondamentaux: U. Wilcken, Griechische Ostraka aus Ägypten und Nubien, Leipzig, 1899; et F. G. Kenyon, The Palaeography of Greek Papyri, qui est la première paléographie consacrée uniquement aux papyrus et qui paraît la même année à Oxford.
En même temps, on comprend que la tâche des chercheurs sera facilitée par la composition de bulletins bibliographiques. Haeberlin commence sa bibliographie dans les Blätter für Bibliothekswesen en 1897. Le Jahresbericht über die Fortschritte der klassischen Altertumswissenschaft réserve pour la première fois une place à la papyrologie en 1898. Jouguet entreprend la "Chronique des papyrus" en 1901 dans la Revue des Études anciennes, et le "Bulletin papyrologique", de Seymour de Ricci, paraît pour la première fois dans la Revue des Études grecques de 1901.
De 1900 à 1914, le développement de la papyrologie fut régulier et ininterrompu, de nouveaux documents vinrent sans cesse augmenter les richesses déjà acquises et l'intérêt suscité par les papyrus ne fit que croître: de plus en plus les savants s'aperçurent qu'ils constituaient des documents de premier ordre indispensables à utiliser dans toute étude se rapportant à l'Antiquité; de plus en plus aussi on se mit à l'étude des problèmes divers qu'ils posent.
La guerre, qui a compromis pour un temps du moins les progrès dans toutes les branches de l'activité scientifique, ne pouvait manquer de porter un coup sensible à la papyrologie, qui, plus que toute autre science, exige pour son développement les échanges internationaux. Qu'on songe de plus aux crédits énormes qu'elle nécessite pour l'organisation de fouilles, l'acquisition des papyrus, leur publication et leur conservation. Beaucoup de pays se trouvèrent dans l'impossibilité de faire face à des dépenses aussi considérables.
L'Allemagne, qui avait été si brillamment représentée dans ce domaine jusqu'en 1914, souffrit particulièrement des événements militaires: non seulement toutes les fouilles durent être suspendues, mais encore il se produisit un arrêt considérable dans la publication des revues et ouvrages spéciaux. Depuis l'armistice, on s'est remis avec ardeur à la tâche, les revues recommencent à paraître, irrégulièrement il est vrai, et de nombreux travaux de grande valeur ont vu le jour.
La France, avant la guerre, ne possédait pas beaucoup de papyrologues, et le rôle qu'elle avait joué dans cette science était, il faut bien le dire, infiniment plus restreint que celui de ses puissants voisins, les Anglais et les Allemands. Mais elle comptait dans le domaine de la papyrologie quelques hommes jeunes, joignant à une culture solide et à leur grand amour du travail, une originalité et une indépendance d'esprit qui paraissaient devoir les appeler au premier rang de la science papyrologique. Hélas! les événements ont paru s'acharner contre eux et la France a perdu quelques-uns de ses représentants les plus brillants dans ce domaine. Je me borne à citer Jean Maspero, mortellement frappé près de Vauquois le 18 février 1915, au moment où il se précipitait à l'assaut, et Jean Lesquier, décédé le 28 juin 1921, après une longue maladie, et dont la mort stoïque fut un digne couronnement de sa belle existence toute consacrée à l'étude.
Je ne puis résister au plaisir d'exprimer ici ma reconnaissance et mon admiration pour le maître de la papyrologie française, M. P. Jouguet. Il a eu le mérite de commencer à travailler à un moment où tout était encore à faire dans le domaine qu'il s'était choisi et il n'a cessé d'y consacrer la plus grande partie de son activité. Non seulement sa longue pratique et son habileté paléographique le mettent à même de déchiffrer les papyrus les plus difficiles et d'en tirer les menus faits qu'ils peuvent nous révéler, mais sa connaissance approfondie de l'Antiquité lui permet d'édifier sur cette base des vues générales pleines d'intérêt et des synthèses fécondes. Chez lui les qualités de l'homme ne le cèdent en rien à celles du savant et il faut l'avoir approché pour savoir tout ce qu'il y a en lui de modestie et de bonté. Après avoir eu le bonheur d'être son élève pendant les deux années que j'ai passées à Paris, je ne sais s'il faut admirer davantage sa vaste science ou son inépuisable dévoûment.
Le pays qui paraît avoir le moins souffert de la guerre est l'Angleterre, et si les études y furent continuées avec ardeur, quoique plusieurs des papyrologues les plus distingués y fussent appelés sous les armes, ce fut en grande partie grâce à l'Egypt Exploration Fund. On lui doit pendant les années 1914-1918 deux nouveaux volumes de textes. C'est aussi pendant la guerre que Grenfell élabora le troisième volume des Tebtunis Papyri, que Hunt, Johnson et Martin éditèrent le deuxième volume des Rylands Papyri et Bell le cinquième volume du Catalogue of the Greek Papyri in the British Museum. J'ai pu apprécier l'extrême amabilité, l'intelligence sûre et perspicace, la rigoureuse méthode de ce savant, au moment où, m'initiant aux éléments de la papyrologie, je travaillais à Londres sous sa direction.
En même temps que paraissaient des recueils de textes inédits, les papyrus déjà publiés étaient l'objet de nombreux travaux: plusieurs philologues revoyaient les textes littéraires parus antérieurement, Grenfell s'occupait de dresser une liste de tous les papyrus publiés et de nombreux articles étaient consacrés à la papyrologie dans le Journal of Egyptian Archaeology, fondé peu de temps avant la déclaration de la guerre.
L'Angleterre peut donc envisager sans inquiétude l'avenir de la papyrologie; grâce à l'immense provision de matériaux rassemblés, l'interruption des explorations et des fouilles en Égypte n'a pas arrêté les chercheurs et ils ont du travail assuré encore pour des années: moins de la moitié des papyrus d'Oxyrhynchus sont aujourd'hui publiés et les lots qui ne sont pas encore déroulés semblent devoir être les plus importants. La nécessité de fouilles nouvelles ne se fait donc pas sentir, du moins dans un avenir immédiat. Mais, dès 1917, Grenfell se déclarait prêt à les reprendre. Il songeait aussi, pour le cas où de nouvelles fouilles ne seraient pas possibles, à un autre projet de nature à rendre aux papyrologues les plus grands services et qu'il est prêt à entreprendre: la publication d'un dictionnaire de la géographie gréco-égyptienne depuis le temps d'Hérodote jusqu'à la conquête arabe; l'ouvrage en un ou deux volumes et accompagné de cartes concentrerait l'énorme masse de renseignements géographiques répandus à travers les papyrus, les inscriptions et les ostraca. Il serait de la plus grande utilité, car l'ouvrage de Parthey, qui date de 1859, a été publié longtemps avant les grandes découvertes de papyrus.
Quand on examine l'ensemble imposant des travaux relatifs à la papyrologie produits en Italie pendant la guerre, on s'aperçoit que là non plus cette science n'a pas été négligée. C'est d'ailleurs peu de mois avant qu'éclate la tourmente de 1914, que l'essor avait été donné de façon définitive en Italie à l'étude des papyrus. À l'automne de 1913, la proposition de P. de Francisci d'instituer une école de papyrologie est favorablement accueillie par Attilio de Marchi, Calderini, Castelli, et quelques Milanais cultivés qui leur offrirent le moyen de jeter les bases de leur école: déjà dès les premiers mois de 1914, grâce à l'ardeur que les savants italiens mirent à leur travail, ils possédaient une bibliothèque papyrologique avec quelques papyrus inédits et ils avaient réuni un groupe d'élèves bien préparés pour la besogne. Quand la guerre éclata, l'organisation de l'école était déjà complète et son fonctionnement assuré. En 1915 paraissait son premier volume de Studi, suivi d'un second volume dès 1916; le troisième a paru en 1920, le quatrième en 1925. À côté de quelques papyrus jusque-là inédits, on y trouve des études remarquables, spécialement sur les lettres, et des répertoires des plus précieux.
Signalons encore une entreprise des plus intéressante: celle d'une collection de Testi qui a commencé à paraître en 1921. Le but de cette publication, destinée non seulement aux savants et aux écoles, mais aussi aux amateurs cultivés, est de recueillir autour d'une question, d'un problème social, d'une institution juridique ou d'un fait économique, et même autour d'un personnage notable, les principaux documents qui offrent des données, des éléments utiles pour l'étude du sujet. Ces Testi serviront surtout à permettre aux chercheurs une facile orientation sur un problème et en même temps ils fourniront des matériaux pour des cours, des conférences aux élèves, etc.
Si l'activité des papyrologues est presque tout entière concentrée à Milan, il ne faut cependant pas oublier de signaler l'école de Florence: là non plus on n'a pas chômé.
Vous apprendrez sans doute avec plaisir, Mesdemoiselles, que les papyrologues italiens comptent à Florence et à Milan un nombre assez grand de disciples féminins, parmi lesquelles plusieurs ont conquis le grade de docteur et dont les professeurs louent l'ardeur, les aptitudes paléographiques, l'ingéniosité. Elles concourent à l'édition de textes inédits et, de plus, selon leurs goûts, se livrent à des recherches diverses relatives aux papyrus ou se consacrent à des travaux de diffusion, conférences, articles, éditions dans la collection des Testi papiracei.
Enfin, les Américains, depuis quelques années, se sont mis à la tâche avec beaucoup d'enthousiasme et ont constitué des collections et des bibliothèques dans quelques-unes de leurs Universités; déjà celles-ci comptent plusieurs savants qui ont fait d'excellents travaux papyrologiques. De plus, les Américains ont conçu le projet très intéressant d'entreprendre en Égypte des fouilles suivant une méthode un peu nouvelle et qui consistera à déblayer systématiquement un site déterminé au lieu de fouiller çà et là en se livrant un peu au hasard, comme on l'a fait trop souvent jusqu'à présent.
Tous se réjouissent du puissant appui de ces nouveaux travailleurs. Cependant les pays qui voudraient acquérir des documents et former des collections et qui n'ont que des francs-papier à opposer à leurs dollars, ne peuvent s'empêcher de les trouver parfois un peu gênants.
Dans cette revue rapide que je viens de faire des différents pays, je ne vous ai pas parlé de la Belgique: c'est que j'ai très peu de chose à en dire. Dans le domaine de la papyrologie, notre pays est loin d'avoir occupé une place aussi brillante que dans tant d'autres branches de l'activité humaine, et nous n'avons pas de savants qui se soient consacrés exclusivement à la papyrologie. Il y a pourtant une brillante exception: M. Nic. Hohlwein, auteur de plusieurs travaux très appréciés; ses mérites, d'autant plus grands qu'il s'est trouvé dans des conditions de travail fort peu favorables, sont très estimés par les spécialistes de l'étranger.
En retard en cela sur tous ses voisins, la Belgique n'a pas encore créé d'enseignement systématique de la papyrologie. Formons le souhait que ce soit l'Université de Bruxelles qui ait l'honneur d'inscrire la première cette science au programme des cours.
La papyrologie peut considérer l'avenir avec confiance: déjà elle a pris une extension qu'on n'aurait pu soupçonner il y a vingt ou vingt-cinq ans et elle a renouvelé et vivifié l'étude de l'Antiquité tout entière. Non seulement elle a apporté des pierres nouvelles qui ont permis de compléter et d'enrichir l'édifice de nos connaissances, mais elle nous a fait pénétrer dans des domaines jusqu'ici inconnus et elle a découvert à nos yeux des horizons insoupçonnés. Si nombreux sont les documents curieux qu'elle a fournis, les données neuves qu'elle a fait connaître, que toutes les sciences qui ont pour objet l'étude d'un aspect quelconque de la vie antique en sont devenues tributaires, et que quelques-unes d'entre elles ont été complètement renouvelées.
La papyrologie aura trouvé son couronnement le jour où aura été entrepris un Corpus papyrorum analogue au Corpus inscriptionum. C'est une nécessité à cause de l'extrême division des papyrus dont je vous ai parlé. Le but à atteindre sera de recomposer et de regrouper ce que le hasard a séparé. Mais le moment est encore éloigné où l'on pourra songer à cette gigantesque entreprise: trop de documents attendent leur publication dans les bibliothèques de tous les pays; l'apport continuel de documents nouveaux rendrait n'importe quelle division illusoire et un Corpus publié actuellement serait à refaire dès le lendemain de sa parution.
Cependant déjà des recueils ont été faits, qui rendent de grands services et qui allègeront considérablement la tâche le jour où l'on entreprendra la composition d'un Corpus général.
* * *
Après vous avoir parlé de l'histoire de la papyrologie, je voudrais vous montrer rapidement l'intérêt qu'elle présente au point de vue de l'étude de l'antiquité; mais c'est là un sujet si vaste et il me reste si peu de temps que je devrai me borner à de vagues généralités, dépourvues d'intérêt, je le crains, à cause de leur imprécision.
Et d'abord, posons-nous la question: qu'est-ce que la papyrologie? Ou plutôt qu'est-ce que la papyrologie grecque, la seule qui entre dans le cadre de nos recherches? C'est l'étude des manuscrits grecs ou latins écrits sur papyrus. Les textes latins étant en nombre infiniment petit vis-à-vis de la masse des papyrus grecs, on a l'habitude de les comprendre tacitement quand on parle de papyrologie grecque. Mais notre définition exclut les documents écrits en langues orientales; leur déchiffrement et leur interprétation constituent la tâche des égyptologues et des orientalistes. D'ailleurs les résultats de leurs travaux sont souvent d'un grand intérêt pour ceux qui étudient les documents grecs et latins: c'est le cas surtout pour les documents démotiques, coptes et arabes. Établir entre les deux disciplines une cloison étanche serait une erreur funeste; au contraire, la collaboration des papyrologues et des orientalistes est vivement souhaitable.
L'expression papyrus grecs ne doit pas non plus être comprise dans un sens trop étroit et il est généralement admis que les documents de langue grecque ou latine écrits au moyen du calamus ou de l'encre sur d'autres matières que les papyrus, mais trouvés en même temps qu'eux, relèvent aussi de la papyrologie.
Qu'importe en effet au savant placé devant des documents analogues, que les uns soient écrits sur des papyrus ou sur des tessons (ostraca), d'autres sur du bois, du parchemin ou encore sur du papier? Les tablettes de cire sont aussi l'objet de l'étude du papyrologue.
Par contre, les inscriptions n'appartiennent pas à son domaine malgré les rapports nombreux qu'elles présentent avec les papyrus, et cela, non seulement parce que l'épigraphie est une discipline déjà solidement constituée, mais aussi parce qu'il existe entre les papyrus et les inscriptions une distinction fondamentale: les secondes contiennent le plus souvent des textes qui, gravés dans la pierre, étaient destinés à l'éternité, tandis que le papyrus répondait en règle générale aux besoins qui naissaient au jour le jour. Il ne faudrait pas d'ailleurs pousser cette distinction trop loin et l'on ne peut méconnaître que, dans une foule de questions, il est indispensable d'étudier de pair inscriptions et papyrus.
De ce qui vient d'être dit, il résulte que la papyrologie n'est pas une science indépendante. De même que son étroite parente, l'épigraphie, à qui son fondateur Boeckh avait aussi refusé le titre de "besondere Wissenschaft", la papyrologie n'est autre chose qu'une science auxiliaire de l'histoire, qui doit prêter son concours à toutes les sciences étudiant l'Antiquité à n'importe quel point de vue.
Rien ne serait plus pernicieux que d'isoler le matériel nouveau au profit d'une science papyrologique indépendante. Au contraire, la tâche principale de la papyrologie doit consister, en se basant sur les solides fondements d'une étude systématique, à mettre les matériaux nouveaux à la disposition des diverses sciences historiques, de façon à replacer les faits isolés dont on lui doit la connaissance, dans les grands ensembles d'où ils sont sortis.
Mais vous avez sans doute fait en vous-mêmes cette réflexion que, depuis longtemps, je vous entretiens de la papyrologie sans avoir dit ce qu'est le papyrus. C'est une plante qui pousse sur les bords du Nil. Au moyen de la moëlle de cette plante, et non de l'écorce, comme tant de manuels le disent erronément, au moyen, dis-je, de la moëlle qu'on découpe en fines tranches, on fabrique une matière jaunâtre, souple, apte à porter l'écriture, assez semblable à notre papier et qu'on appelle également papyrus. Les procédés de fabrication décrits par les auteurs anciens nous sont bien connus, et des savants modernes qui les ont appliqués, ont parfaitement réussi à fabriquer du papyrus.
Voici comment Guy de Maupassant a décrit dans La vie errante les papyrus de l'Anapo:
"Une île apparaît enfin, pleine d'arbustes étranges. Les tiges frêles et triangulaires, hautes de neuf à douze pieds, portent à leur sommet des touffes rondes de fils verts, longs, minces et souples comme des cheveux. On dirait des têtes humaines devenues plantes, jetées dans l'eau sacrée de la source par un des dieux païens qui vivaient là jadis. C'est le papyrus antique.
...
"En voici d'autres plus loin, un bois tout entier. Ils frémissent, murmurent, se penchent, mêlent leurs fronts poilus, les heurtent, semblent parler de choses inconnues et lointaines.
"N'est-il pas étrange que l'arbuste vénérable, qui nous apporta la pensée des morts, qui fut le gardien du génie humain, ait, sur son corps infime d'arbrisseau, une grosse crinière épaisse et flottante ainsi que celle des poètes?"
Dans tous les pays où s'était répandue la culture gréco-latine, le papyrus a été pendant des siècles la matière la plus employée pour l'écriture: il était déjà connu de l'Égypte ancienne et il continua à être employé jusqu'au Xe siècle, où il fut remplacé par le papier de chiffon venu de Chine. Des millions de papyrus qui ont dû être couverts d'écriture à ce moment, on n'a retrouvé des exemplaires qu'à deux endroits du monde antique, à Herculanum et en Égypte. Il faut donc que, de part et d'autre, des conditions particulièrement favorables aient existé pour la conservation de cette délicate matière. Si dans une maison d'Herculanum, ensevelie sous la lave du Vésuve en 79 après Jésus-Christ, on a retrouvé depuis 1752 au delà de mille sept cents rouleaux de papyrus, on le doit à la catastrophe qui détruisit Pompéi, Stabies et Herculanum, et plus spécialement à la formation d'une épaisse couche de lave à laquelle est due la conservation des textes qui ont été retrouvés.
Mais c'est principalement de l'Égypte que je voudrais vous dire quelques mots. Ne vous imaginez pas que toutes les parties de ce pays soient pareillement favorables à la conservation du papyrus. L'expérience des fouilles a montré que l'humidité est le plus grand ennemi du papyrus. Là où il y a de l'eau dans le sol, là où tombent des pluies plus ou moins abondantes, là où s'étend l'inondation du Nil, le papyrus est détruit. Voilà pourquoi dans le Delta qui appartient à la zone des pluies et qui d'ailleurs est inondé chaque année, on ne trouve pas plus de papyrus que dans le sol de la Grèce, de l'Asie Mineure ou de l'Italie. Il y a pourtant une exception: à Mendès, dans le Delta, on a trouvé, dans une maison incendiée, des papyrus à moitié carbonisés, noircis par le feu, ressemblant beaucoup aux rouleaux d'Herculanum, et que la violente réaction chimique qu'ils avaient subie, a protégés contre l'action délétère de l'humidité. L'espoir de découvrir à Alexandrie des papyrus noircis ne doit pas être complètement abandonné. En tout cas, le véritable domaine des papyrus est le pays qui s'étend au sud du Caire et où les averses sont rares. Encore faut-il retrancher dans la vallée du Nil les endroits qui ne sont pas suffisamment élevés pour ne pas être atteints par l'inondation ou l'eau du sol.
Cette situation privilégiée de l'Égypte, est-il besoin de le dire, lui confère un intérêt tout particulier: supposez un instant que nous n'ayons pour l'Égypte gréco-romaine d'autres témoignages que ceux que nous possédons pour les autres pays méditerranéens, c'est-à-dire, à côté des auteurs, les ruines et les inscriptions, avouez que le tableau d'ensemble serait maigre. Ce sont les papyrus qui nous permettent de nous représenter la vie et les occupations de cette époque d'une façon bien plus vivante que ne pourraient le faire tous les autres témoignages.
Comme l'écrit M. J. Bidez, dans l'article que j'ai cité tout à l'heure: "On ne connaissait guère l'Antiquité, jusqu'à présent, que par son art, sa littérature, sa philosophie, sa politique et sa religion. Les anciens ne nous apparaissaient que dans les manifestations les plus imposantes de leur vie publique, et toujours, pour ainsi dire, dans une tenue d'apparat: assis sur les gradins de leurs théâtres, debout à la tribune des assemblées délibérantes, dirigeant leurs chars ou leurs galères, ou montant, en procession à l'acropole. Les papyrus révèlent tous les détails de leur vie intime, et nous les montrent dans leurs occupations les plus familières: nous les voyons louer leurs terres et leurs maisons, se disputer des héritages, tenir leurs comptes de cuisine, payer leurs fournisseurs, s'inviter à des noces ou à des dîners. Un élève griffonne et rature un devoir de style presque sous nos yeux; un enfant gâté écrit à son père une lettre impertinente qu'un caprice du temps nous a conservée."
Une telle différence entre les renseignements fournis par les auteurs et ceux que nous devons aux papyrus se comprend facilement si nous songeons que les premiers nous viennent souvent de deuxième ou de troisième main, et que ces écrivains sont rarement impartiaux. De plus les faits sont dénaturés par leurs impressions subjectives et ils écrivent toujours à quelque degré sub specie aeternitatis, tandis que nous trouvons dans les papyrus l'expression directe et sincère des sentiments, des préoccupations de toute une population.
Les inscriptions elles-mêmes ne peuvent, à ce point de vue, être mises sur le même pied que les papyrus: destinées à une large publicité et soigneusement rédigées en vue de lecteurs nombreux, elles ne font guère connaître que des documents officiels. "La main qui doit patiemment graver les caractères dans la pierre, dit très justement M. Cohen, trahit rarement un sentiment spontané; seule la main qui écrit rapidement sur du papier, écoute parfois l'impulsion des sentiments."Les papyrus sont donc vraiment des documents humains, qui reflètent la vie avec infiniment de fidélité et d'exactitude: c'est par eux que nous apprenons à connaître l'application et les résultats de ces décisions et de ces règlements qui, sur la pierre dure, nous apparaissent sous un aspect bien sévère. "La rigidité ou la souplesse du matériel détermine aussi la rigidité ou la souplesse du contenu."
* * *
Je vous disais qu'il n'y a aucun domaine de l'Antiquité qui n'ait été revivifié et complété par les renseignements dus aux papyrus. Il ne me reste que quelques minutes pour parcourir rapidement avec vous les branches dans lesquelles les papyrus ont apporté le plus de faits nouveaux.
On divise les papyrus en papyrus littéraires et en papyrus non littéraires ou documents. Parmi les premiers, une nouvelle division est indispensable: les uns nous ont rendu des textes nouveaux qui étaient perdus pour nous; d'autres reproduisent des passages d'auteurs que nous possédions déjà grâce aux parchemins. Des chefs-d'oeuvre qu'on pouvait croire à jamais disparus ont ressuscité dans les papyrus littéraires. Je dois bien me borner ici à une sèche énumération des principaux auteurs retrouvés.
La plus belle découverte que l'on ait faite dans le domaine littéraire est, je crois, celle de Ménandre. Avant ces vingt dernières années, nous ne le connaissions guère que par les citations nombreuses mais toujours très courtes, qu'en avaient faites les auteurs anciens. Mais, grâce aux papyrus retrouvés en Égypte, et surtout grâce à la découverte faite par G. Lefebvre en 1905, nous possédons maintenant des fragments étendus de plusieurs de ses oeuvres et nous pouvons porter sur celui que l'on appela parfois le poète de Vénus, un jugement qui n'a plus besoin de s'étayer sur l'opinion des anciens. Les lyriques sont représentés par des odes de Bacchylide, des fragments intéressants d'Alcée, de Sappho, d'Archiloque, d'autant plus précieux que ces poètes, tout comme Ménandre, ne nous étaient plus guère connus que par les citations de leurs oeuvres recueillies çà et là chez les écrivains de l'antiquité. De Pindare aussi plusieurs oeuvres nouvelles ont revu le jour, de même que, dans un genre tout différent, l'écrit tout entier d'Aristote sur l'"Athenaion politeia". Citons encore les mimiambes d'Hérondas, des fragments importants d'Hypéride, des extraits copieux d'un historien qui n'est pas encore identifié de façon certaine.
Si les textes nouveaux sont ceux que le papyrologue souhaite de découvrir avec le plus d'ardeur, cependant les manuscrits d'auteurs déjà connus ont eux aussi une grande signification pour la philologie. La connaissance de l'évolution des différents textes à travers les siècles a fait des progrès énormes depuis que nous lisons les auteurs sous la forme qu'ils avaient trois siècles avant Jésus-Christ. Songez que les papyrus nous donnent des textes qui remontent souvent à huit cents ou mille ans plus haut que les manuscrits les plus anciens sur parchemin, et qui nous reportent à l'époque où florissait la philologie alexandrine.
Quant aux papyrus non littéraires ou documents, ils ont aussi leur importance pour le philologue; mais trop souvent on a fort peu apprécié l'utilité qu'ils présentaient pour l'interprétation des classiques; aussi n'est-il peut-être pas superflu d'insister sur ce point sur lequel M. Wilcken a eu le mérite d'attirer l'attention. Comme il le fait remarquer, le contenu des documents sera naturellement intéressant surtout pour les auteurs qui traitent de l'Égypte ou des relations avec l'Égypte. C'est ainsi, pour ne citer que quelques exemples, que le deuxième livre d'Hérodote, le dix-septième livre de Strabon, certains passages de Polybe, Diodore, Pseudo-Callisthène, etc., prennent un intérêt tout nouveau si, pour leur interprétation, on a recours aux documents sur papyrus. Ce n'est qu'à cette condition qu'une grande partie des données qu'ils rapportent prennent vie et couleur et que d'autres deviennent enfin compréhensibles. Dans l'explication d'aucun auteur il n'est permis de négliger les papyrus. Grâce à eux, notre connaissance de la langue grecque s'est élargie et approfondie d'une façon extraordinaire. Chaque publication nouvelle enrichit le vocabulaire, soit en faisant connaître des mots nouveaux, soit en révélant des significations nouvelles de mots déjà connus. Bien des termes que nous trouvions cités seulement dans des lexiques et qui apparaissaient comme des raretés, peuvent être observés maintenant en usage dans la langue vivante; et pour bien des mots qui chez les auteurs nous semblaient difficiles à comprendre, on a le droit d'espérer que les documents nous feront connaître leur signification de façon évidente.
L'importance des papyrus au point de vue de la connaissance de l'histoire de la langue saute aux yeux, puisqu'ils nous permettent d'en suivre le développement pendant plus de mille ans. En outre, nous voyons le grec écrit par toutes les classes de la population, par l'homme du peuple malhabile et par le scribe exercé, par le juriste et le soldat, par l'enfant et le vieillard.
Plus évidente encore est l'utilité des papyrus pour la connaissance du droit. Les documents juridiques, décrets et édits, comptes rendus de procès, requêtes, contrats d'affranchissement, sont représentés par un pourcentage impressionnant parmi les pièces publiées et ils s'étendent sur une période d'un millier d'années. Des lois officielles même ont été parfois conservées sur papyrus et une des principales trouvailles qu'on ait faites est celle d'un fragment de la Constitutio Antoniniana. Déjà on avait soupçonné qu'il y avait une forte exagération dans l'affirmation d'Ulpien, d'après laquelle in orbe Romano qui sunt, c'est-à-dire tous les habitants du monde romain, avaient été faits citoyens par Caracalla. Mais on se demandait quelles étaient les malheureuses exceptions à la règle, jusqu'au jour où un papyrus nous apprit que la mesure s'appliquait à tous "choris ton dedeitikion", sauf les déditices, la foule innombrable des provinciaux soumis à la capitation.
Pas n'est besoin d'être juriste pour comprendre quelle vive lumière est jetée parfois sur les règles du droit aussi bien que sur les auteurs grecs dont nous parlions il y a quelques minutes. En lisant chez Ulpien que la forme suivant laquelle les terres doivent être inscrites sur le registre du cens est la suivante: nomen fundi cuiusque; et in qua civitate et in quo pago sit; et quos duos vicinos proximos habeat, le papyrologue ne peut s'empêcher de songer que les "apographai", c'est-à-dire les déclarations devaient être faites suivant ce plan, déjà à l'époque des Ptolémées, et que par conséquent il faut voir probablement ici une influence hellénistique qui s'est exercée via l'Égypte.
Les historiens non plus n'ont pas à se plaindre de la part qu'ils ont obtenue. Déjà nous avons vu que des fragments importants d'ouvrages historiques ont été retrouvés; de plus, dans les papyrus non littéraires, tout ce qu'un peuple de haute culture écrit, pense, vit, revient au jour. Et pourtant les papyrus nous apprennent infiniment peu de chose concernant l'histoire politique. Les documents qui parlent des menus incidents dont est faite la vie de chaque jour, sont généralement muets sur les grands faits de l'histoire universelle. Mais c'est précisément pour cette raison qu'ils complètent de façon si heureuse les renseignements fournis par les auteurs et par les inscriptions, et qu'ils constituent un matériel précieux tel qu'on n'en possédait jusqu'ici que pour l'histoire du Moyen Âge ou l'histoire moderne. Ce sont surtout les questions de politique intérieure et d'administration, de même que les problèmes d'histoire culturelle et économique, qui progressent grâce à des documents.
La valeur des papyrus est restreinte par ce fait qu'ils se rapportent presque exclusivement à la seule Égypte. Or ce pays, aussi bien au milieu du monde hellénistique pendant la période ptolémaïque que plus tard dans l'Empire romain, occupa une position toute particulière; il faut donc se garder de faire des généralisations hâtives. Cela n'empêche pas que, à condition d'être prudent, la connaissance plus complète de l'Égypte permet d'apprendre beaucoup aussi sur le restant du monde antique.
En tout cas, l'intérêt le plus grand que présentent les papyrus pour l'histoire consiste en ce qu'ils nous mettent à même d'observer avec une surprenante clarté et jusque dans ses moindres détails la vie de chaque jour. À ce point de vue, une place d'honneur revient aux lettres privées qui sont une matière admirable pour des recherches psychologiques et morales, car elles sont une vive expression, une manifestation toute spontanée de l'âme populaire de ce temps.
Laissez-moi vous donner comme exemple deux lettres d'écolier qui sont, la première, le vivant tableau tracé de sa propre main par un enfant gâté, un impertinent gamin, la seconde, le portrait d'un studieux écolier.
La première lettre est une des pièces les plus piquantes qu'on ait trouvées; j'en emprunte le commentaire et la traduction à M. J. P. Waltzing. Les enfants gâtés ont toujours existé, mais celui-ci est d'une insolence peu ordinaire. Il éclate en menaces contre ceux qui n'ont pas su par faiblesse lui inspirer le respect; il se rend insupportable et son moyen extrême, c'est de déclarer qu'il se fera un mauvais parti. Vous allez entendre la lecture d'un vrai portrait en action, qui rappelle Théophraste, La Bruyère et Fénélon. Trouvée à Oxyrhynchos dans l'Égypte moyenne, elle date du IIe ou du IIIe siècle de notre ère. Le père du jeune Théon habite la campagne; il est parti pour Oxyrhynchos et doit se rendre à Alexandrie, le Paris de ce temps-là. Le gamin lui écrit pour lui reprocher de ne pas l'avoir pris avec lui.
Je regrette de ne pouvoir vous mettre sous les yeux le texte grec, d'autant plus que la traduction vous privera de la vue des fautes, fautes de syntaxe et d'orthographe, dont la lettre est remplie.
"Théon à son père, salut.
"C'est du beau ce que tu as fait là, tu ne m'as pas emmené en ville (à Oxyrhynchos). Si tu ne veux pas m'emmener à Alexandrie, plus jamais je ne t'écrirai une lettre, plus jamais je ne te parlerai, plus jamais je ne te dirai bonjour désormais. Si tu vas à Alexandrie (sans moi), plus jamais je n'accepterai ta main, plus jamais je ne te rendrai ton bonjour dorénavant. Su tu ne veux pas m'emmener, voilà ce qui arrivera. Ma mère elle aussi a dit à Archelaüs: 'Il me met hors de moi, fais qu'il parte.' C'est du beau ce que tu as fait, tu m'as envoyé comme présent de grandes gesses, on nous a trompés là-bas (à Oxyrhynchos) le 12, en nous disant que tu as pris le bateau (pour Alexandrie). Donc envoie quelqu'un me chercher, je t'en prie. Si tu ne m'envoies pas chercher, je ne mange plus et je ne bois plus. Voilà!
"Je te souhaite bonne santé.
"Le 18 Tubi."
La seconde lettre va nous présenter un tableau tout différent. Elle est adressée à son père par un jeune garçon qui, suivant une habitude assez fréquente, avait été envoyé chez un maître habitant à une certaine distance. Le père devait faire une visite au précepteur qui, pour une raison inexpliquée, ne pouvait ou ne voulait pas commencer son enseignement avant l'arrivée du père. Thonis, brûlant du désir d'acquérir des connaissances presse celui-ci de hâter son arrivée:
"À Arion, mon père respecté, moi, Thonis, j'envoie mes salutations. Avant tout, chaque jour j'adresse des supplications pour toi, priant aussi les dieux ancestraux de ceux dont je suis l'hôte pour que je puisse te retrouver en bonne santé, toi et tous nos parents.
"Vois, c'est la cinquième fois que je t'écris, et toi, tu ne m'as pas écrit, pas même une petite fois, pour me donner des nouvelles de ta santé et tu n'es pas venu auprès de moi. Après m'avoir écrit: j'arrive, tu n'es pas venu pour t'inquiéter de savoir si mon maître s'occupe de moi ou non. Et lui-même, presque chaque jour, s'enquiert de toi: 'N'est-il pas encore là? Ne vient-il pas?' Et moi, je ne lui réponds qu'une seule chose: 'Mais si, il vient ...' Hâte-toi donc de venir bien vite, afin qu'il puisse commencer à m'instruire comme il désire le faire. Si tu étais venu ici en même temps que moi, voilà longtemps que je serais savant. Quand tu viens, souviens-toi des recommandations que je t'ai faites souvent. Viens donc vite auprès de moi avant que mon maître ne parte pour la Haute-Égypte. Bien des amitiés pour tous les nôtres et pour tous nos amis. Mes salutations aussi pour mes maîtres.
Au revoir, mon père vénéré; porte-toi bien ainsi que mes frères, comme je le souhaite pour de nombreuses années.
Cet enthousiasme pour l'étude paraîtra peu naturel à l'écolier moderne. Mais, comme pour nous rappeler que les enfants savent être des enfants même dans l'ancienne Égypte, Thonis fait appel à la sympathie du plus paresseux des écoliers d'aujourd'hui dans son P.S.: "n'oubliez pas mes colombes."
Il est vrai que les pigeons, alors comme maintenant, étaient fréquents en Égypte pour des raisons économiques, mais ici il semble certain que les pigeons de Thonis étaient plus que de la simple volaille.
La lettre n'est pas longue. Et pourtant il n'est pas excessif, je pense, d'y voir la manifestation d'une vivante personnalité, de trouver dans cet écolier, avec son ardeur pour l'étude, son affection filiale et le tendre souvenir qu'il garde aux pigeons qu'il a quittés, une figure qui n'est pas indigne d'être placée à côté des autres, hommes ou femmes qui çà et là s'élèvent vivantes et actuelles, au milieu de la foule neutre et obscure qui est rappelée dans ces mémoires du passé.
* * *
Pour être complet, je devrais encore vous expliquer ce que les papyrus ont appris de nouveau au théologien, c'est peut-être le domaine dans lequel ils ont eu le plus de retentissement; je devrais passer en revue les diverses sciences: médecine, mathématiques, chimie, astrologie, qui ont aussi progressé grâce à eux.
Mais il faut bien que je m'arrête et que je vous remercie de l'attention bienveillante que vous m'avez prêtée. Si j'ai pu vous faire comprendre que les papyrus jettent une nouvelle lumière sur une foule de problèmes de l'Antiquité, si je vous ai fait sentir qu'il se dégage un charme tout particulier et enchanteur de ces feuillets brunâtres qu'aucun oeil humain n'a plus vus depuis mille ou deux mille ans, et dont pourtant l'écriture se trouve souvent devant nous aussi claire que si elle nous était destinée, je croirai avoir accompli la tâche que je m'étais proposée dans cette leçon d'ouverture.
[Le texte de cette leçon a été publié dans: Revue de l'Université de Bruxelles 31 (1925-1926) pp. 167-189.]